Par Louise Mushikiwabo
De plus en plus nombreuses, des voix s’élèvent pour réclamer une réforme profonde du système multilatéral, c’est-à-dire des structures et des outils que les Etats se sont donnés pour gérer au mieux leurs intérêts communs en tant que parties prenantes de la planète Terre. A ces voix s’ajoutent celles des défenseurs d’un modèle de gouvernance multilatéral qui mettrait au cœur de son action l’amélioration de la vie quotidienne des populations.
Souvent conçues au XXe siècle, les institutions en place sont inévitablement questionnées par l’amplification des bouleversements globaux provoqués, en particulier, par le réchauffement climatique et l’accélération technologique. Le chantier est gigantesque. Mais je veux pointer ici un élément relativement simple dont l’amélioration pourrait entraîner des avantages en cascade pour l’humanité tout entière.
Depuis plusieurs décennies, la solidarité financière entre les pays les plus riches et les plus pauvres est organisée sur la base d’un indicateur unique, le niveau moyen de revenu par habitant. L’objectif était louable : il s’agissait de combattre les inégalités de développement en classant les pays en fonction de leurs ressources monétaires pour prendre des mesures adaptées. Mais il faut se rendre à l’évidence ! Cette approche ne fonctionne pas, en tout cas pas comme espéré. Certes, quelques pays sont sortis de la catégorie la plus précaire, celle des pays les moins avancés (PMA), mais ils ne sont pas pour autant sortis des difficultés.
En dépit des aides massives allouées selon cette nomenclature, il apparaît que l’ensemble des PMA, mais aussi d’autres pays aux revenus plus élevés tels que les petits Etats insulaires en développement (PEID), deviennent, de plus en plus, extrêmement vulnérables aux chocs exogènes.
Un tableau de bord plus performant
Ce phénomène a été particulièrement mis en évidence par la pandémie de Covid-19. En 2020, celle-ci a entraîné un recul brutal du PIB de ces Etats (en moyenne – 7,8 % pour les PEID et – 2,3 % pour les PMA) qui a annulé les efforts consentis pendant la période précédente. On estime ainsi qu’il faudra encore au minimum une demi-décennie avant que ces pays ne retrouvent leur trajectoire d’avant le Covid-19. Et encore, c’est compter sans les nouveaux vents contraires générés par la guerre en Ukraine et la forte inflation. Ce même effet de reprise différée avait déjà été constaté après la crise financière des « subprimes » en 2008.
Il est grand temps d’admettre que le modèle est inadéquat. Et pour cause : comment pourrait-on obtenir l’heure juste avec une seule aiguille ? Surtout si elle retarde puisque, par définition, la mesure de la richesse à l’instant T ne peut pas permettre d’anticiper les changements systémiques les plus prévisibles.
Que dire alors des plus inattendus ou de ceux dont l’on sait qu’ils vont advenir mais dont on a du mal à tracer les contours ? Bref, il est impératif de s’équiper d’un tableau de bord plus performant, permettant de mesurer de manière juste et complète les vulnérabilités effectives des Etats afin qu’ils puissent construire leur résilience.
Qualifier ces derniers selon un indice multidimensionnel de vulnérabilité n’est pas une idée nouvelle. De nombreuses études ont été menées sur ce type de mécanisme, notamment par la Fondation pour l’étude et la recherche en développement international (Ferdi). Un groupe d’experts a été mis en place autour de cette question au sein des Nations unies dont les conclusions sont attendues dans les prochains mois.
L’urgence est palpable
Mais il est crucial de passer maintenant à la vitesse supérieure et, non seulement, d’adopter rapidement cet indice multidimensionnel commun reflétant les vulnérabilités spécifiques des pays en développement mais surtout de le mettre en pratique. En faire le nouveau levier de nos politiques de développement suppose, d’une part, sa reconnaissance par l’ensemble des institutions multilatérales, régionales et nationales du financement du développement et, d’autre part, son utilisation effective pour guider l’allocation des ressources financières, notamment concessionnelles, vers les pays qui en ont le plus besoin.
L’urgence est palpable. Les chocs exogènes qui affectent sans relâche les pays les plus fragiles produisent des conséquences dramatiques. En Afrique de l’Ouest, les effets de la crise du Covid-19 cumulés à ceux de la guerre en Ukraine – dont l’impact sur l’importation des denrées alimentaires et l’augmentation du coût de l’énergie est connu – se traduisent par une insécurité alimentaire aiguë pour plus de 38 millions de personnes, tandis qu’une dizaine de millions d’autres sont directement menacés dans la sous-région.
De manière encore plus systémique, les dépenses engagées pour répondre à l’accumulation des crises ont largement contribué à un retour à des niveaux d’endettement public des PMA et des PEID similaires à ceux qui prévalaient avant les initiatives d’allègements de la dette opérées au début des années 2000 et elles ont fragilisé beaucoup d’Etats dans leurs rapports avec les agences de notation.
Selon l’ONU, 80 % des pays en situation de surendettement ou à haut risque de le devenir sont des PMA ou des PEID. Sans marge de manœuvre budgétaire suffisante, ces pays ne pourront ni répondre aux crises, ni mener les investissements et les politiques nécessaires à la réduction de leurs vulnérabilités en matière de protection sociale, de diversification économique, de lutte contre la fracture numérique qui les affectent proportionnellement bien d’avantage que les pays développés.
Sauvegarder la planète
Il en va de même pour ce qui concerne les défis liés au changement climatique. Bien que leurs émissions de CO2 soient jusqu’à quatre fois inférieures à la moyenne mondiale, les pays les plus vulnérables sont aussi injustement les plus exposés. Ils font notamment face à des catastrophes naturelles et à des événements météorologiques extrêmes qui s’accélèrent et s’intensifient. En moins d’une année se sont enchaînés des ouragans, des sécheresses ou encore des inondations – particulièrement intenses en Afrique centrale et de l’Ouest – qui ont conduit à la proclamation d’un état d’urgence dans plusieurs Etats et gouvernements membres de la francophonie.
Tout récemment, le cyclone Freddy, battant un triste record de longévité, a frappé à plusieurs reprises Madagascar et le Mozambique, entraînant des centaines de morts, d’innombrables destructions, des déplacements inédits de population et menaçant les récoltes à venir. Entre 2000 et 2015, les coûts et les pertes ont représenté 17 % du PIB des PEID et des PMA. Entre 2010 et 2020, les pertes humaines dues aux inondations, sécheresses et tempêtes ont été quinze fois plus importantes dans les régions très vulnérables que dans les régions qui le sont faiblement.
Le constat s’impose : l’adoption d’un indice multidimensionnel de mesure de la vulnérabilité des pays en développement constitue une priorité pour la communauté internationale. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de solidarité mais de sauvegarde de la planète, qui nous appartient et qui est la seule dont nous disposons.
Louise Mushikiwabo, Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).