Guillaume Blanc, Maître de conférences à l’Université Rennes 2 par ailleurs auteur du livre intitulé « L’invention du colonialisme vert – Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain », publié aux éditions Flammarion explique, dans une entrevue accordée à nos confrères du site d’information Actu-Environnement, pourquoi les institutions internationales font fausse route en pratiquant un colonialisme vert alors que le congrès congrès mondial de la nature de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) se réunit pour fixer la stratégie internationale sur la biodiversité.
Quelle est la teneur de votre critique sur l’approche de la conservation retenue par l’UICN et les institutions internationales ?
Il s’agit d’aller à l’encontre du discours proposé par les grandes institutions internationales et notamment leur fameux 30 X 30, 30 % de la planète en aires protégées d’ici à 2030. On considère déjà que la France a presque atteint les 30 % de son territoire en zones protégées, en incluant les parcs naturels régionaux. Mais c’est normal, on ne va pas détruire les agglomérations qui s’y trouvent. En revanche, dans les zones protégées en Afrique sub-saharienne et en Asie du Sud-Est, on expulse des populations ou on criminalise des agriculteurs et des bergers qui, eux, vivent d’une économie de subsistance. Il y a un grand discours véhiculé par les institutions de la conservation : conservation communautaire, départs volontaires, engagements concertés. En réalité, on demande à la population qui vit dans les parcs de ne plus y vivre ou, en tout cas, d’arrêter de pratiquer l’agriculture et le pastoralisme. Cela mène à des injustices sociales permanentes.
On exige donc des pays du Sud une approche qu’on n’applique pas dans les pays riches ?
Oui, l’exemple très parlant que je donne toujours pour dénoncer l’absurdité des politiques globales de conservation, c’est la comparaison entre le parc national des Cévennes en France et le parc national du Simien en Éthiopie. Les deux espaces sont classés au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. La raison du classement pour les Cévennes, c’est que l’agro-pastoralisme a façonné le paysage depuis 3 000 ans et qu’il doit donc être maintenu. En revanche, dans le Simien, la condition du classement est que les paysans quittent le parc car l’Unesco, le WWF, l’UICN considèrent qu’ils dégradent la nature. Plutôt que de résoudre la crise écologique comme elles le font en Europe, ces institutions essaient de naturaliser des espaces en Afrique et en Asie. Ce sont des dizaines de personnes qui peuvent être abattues avec la complicité des États. Des dizaines de milliers d’agriculteurs et de bergers sont expulsés. Des centaines de milliers sont punis d’amende ou de peines de prisons pour avoir cultivé la terre ou fait pâturer leur troupeau. Les histoires d’adaptation sont dans les pays du Nord alors que les histoires de dégradation sont dans les pays du Sud. Les archives ne mentent pas : j’ai basé mon livre sur 40 000 pages d’archives dont la moitié issue de l’Unesco, de l’UICN et du WWF. Face à l’impossibilité de sauver la nature dans les pays du Nord, on protège dans les pays du Sud. C’est-à-dire que ceux qui détruisent sont aussi ceux qui protègent. S’en prendre à des gens qui produisent leur propre nourriture, qui se déplacent à pied, qui vivent sans électricité, qui n’ont pas de smartphone ni ordinateur, en vue de résoudre la crise écologique, c’est un moyen de croire que l’on fait quelque chose. À défaut, c’est à nous qu’il aurait fallu s’en prendre. On sait tous que ce n’est pas la petite paysannerie qui est responsable du changement climatique et de la perte exponentielle de la biodiversité.
Cette approche que vous critiquez est-elle poursuivie de bonne foi ?
Je suis persuadé que oui. Mais il y a trois choses qui font que les politiques globales de conservation en Afrique sont encore vouées à produire de l’injustice. La première, ce sont les mythes issus de l’époque coloniale. C’est le cas, par exemple, de la disparition des forêts primaires. Si on prend l’exemple de l’Éthiopie, on serait passé de 40 % du pays recouvert de forêts à 3 %. Ces chiffres ont en fait été créés de toute pièce en 1961, sans aucune étude mais ils continuent depuis de circuler. Il y a donc l’idée que ce sont les paysans qui dégradent. La deuxième chose, c’est la négation de l’évidence : ceux qui vivent d’une agriculture de subsistance ne dégradent pas. S’en prendre à eux, c’est éviter de remettre en cause l’exploitation capitaliste et consumériste des ressources de la planète. La troisième chose, c’est que notre système est basé sur l’idée d’avoir une solution globale. Or, on ne pourra jamais appliquer les mêmes solutions à l’Afrique du Sud qu’à l’Éthiopie, au Rwanda, à l’Algérie, à l’Indonésie ou à la Malaisie. Car ce ne sont pas les mêmes écosystèmes. On ne peut agir de la même manière dans des écologies semi-arides ou dans des écologies tropicales humides. Mais si on admet ça, on remet en cause l’utilité même de ces experts ou de ces consultants qui ont des solutions standardisées. Un consultant de l’UICN ou de l’Unesco, très bien payé, qui passe cinq jours dans un pays sans en connaître la langue, la culture, l’histoire, la société et les pratiques agro-pastorales, ne trouvera jamais la solution. Pourtant, ils circulent de pays en pays en Asie et en Afrique. Est-ce qu’on imaginerait un consultant éthiopien venir en France et, au nom de l’Unesco, dire en amharique à des responsables français : « il faudrait que vous expulsiez des paysans des Cévennes » ? Jamais.
Quelles sont les solutions pour remédier à cela ?
La première solution serait enfin de vraiment recourir à la science en menant de réelles études scientifiques pays par pays, écosystème par écosystème : voir quelle est l’évolution du couvert forestier dans l’Éthiopie des hauts plateaux, au Botswana pour les éléphants, au Sahel pour les sols désertiques. Sur l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie, par exemple, je n’ai jamais pu trouver trace d’aucune étude scientifique véritable de la part du WWF, de l’Unesco ou de l’UICN. Cette méthode pourrait ensuite permettre une prise en compte rationnelle et véritable des communautés locales, ainsi que des milieux où le non-équilibre est la règle. Si on prend l’exemple de l’écologie de l’Afrique sub-saharienne dans les milieux arides, elle évolue en fonction de l’eau et des nutriments, mais aussi du feu et du pâturage. Au Sahel, sans la culture sur brûlis et le pâturage, beaucoup de plantes mourraient. Et pourtant, on va expulser les bergers. Dans le même temps, on va planter des arbres dans le désert. C’est le grand projet de la muraille verte. Il n’y a que deux aboutissements possibles pour ce projet : ou les arbres meurent, ou ils auront puisé le peu d’eau des nappes phréatiques et asséché les puits pour les populations qui y vivent. Il faut donc accepter la dimension socio-écologique des environnements africains. On pourrait alors sauver l’écologie en aidant ceux qui peuvent le faire. Car cela permettrait de se poser une question fondamentale : si ceux qui vivent d’une agriculture de subsistance ne sont pas les responsables de la dégradation massive de la planète, qu’est-ce qu’il faut combattre ? On le sait tous, c’est le consumérisme et le capitalisme.
L’UICN fait pourtant une place aux peuples autochtones, notamment par l’organisation d’un sommet dédié lors du congrès. Ce n’est pas satisfaisant ?
On leur donne une place. Mais les « autochtones », ce sont des êtres humains comme tout le monde. Eux-aussi, ils veulent le pouvoir dans leur pays sur leur communauté. Ce ne sont pas parce que les représentants d’un peuple autochtone vont passer par les sphères internationales que, dans leur pays, ils n’ont pas affaire à l’État qui les gouverne. Il faut interroger cette catégorisation. Oui, l’UICN invite les peuples autochtones du Brésil, mais est-ce Bolsonaro ou sont-ce les autochtones qui décident de la culture du soja ou de l’élevage du bœuf en Amazonie ? Le deuxième élément, c’est que les grands acteurs de la biodiversité disent intégrer les populations locales. C’est vrai, mais on leur demande de quitter leur zone de vie et, ensuite, on les intègre à la conservation. C’est-à-dire qu’on leur donne l’opportunité de devenir charpentier, menuisier, ou guide touristique, accompagnateur, chauffeur ou cuisinier pour les touristes. J’ai vu ces populations. Ce sont les larmes aux yeux qu’ils disent vouloir retourner chez eux. Il y a eu aussi beaucoup de déplacements de populations avec leurs troupeaux. Ils se retrouvent à l’extérieur du parc où il y a déjà des agriculteurs et des bergers. Il y a alors une surutilisation des sols mais aussi un effondrement des prix du bétail. Ce qui va appauvrir encore plus les populations. On retrouve cette logique complètement absurde : la nature d’un côté mise en parc, la culture de l’autre dégradée.
S’agit-il du concept de « conservation forteresse » ?
Oui, on se retrouve avec une zone mise sous cloche où il n’y a plus d’humains. Mais ce concept a évolué et on est passé à une logique de « core zone », zone cœur, et de « buffer zone », zone tampon, où les populations sont déplacées. Une troisième évolution fait que, parfois, les populations, comme les Massaï en Tanzanie, ne sont plus chassées et restent à l’intérieur du parc. Mais elles n’ont plus la même autorisation de cultiver la terre et de faire paître les troupeaux. Elles vivent du tourisme. On a alors des enfants qui arrêtent d’aller à l’école car il est plus rentable de mendier auprès des touristes. Une fois adultes, ils se font guides touristiques mais ils sont tellement nombreux qu’ils se retrouvent au chômage pour la plupart, sans aucune chance de reconversion puisqu’ils ne sont pas allés à l’école. Une autre aberration : en Namibie, avant, les populations attribuaient une valeur sacrée à la faune. Mais plus on est allé vers une conservation communautaire, plus elles ont attribué une valeur marchande à la faune, qui est alors protégée en fonction de l’attrait qu’elle représente pour les touristes. Comment fait-on quand il y a une pandémie et que, depuis un an et demi, il n’y a plus de touristes ? Sauvegarder la nature pour la valeur monétaire qu’elle représente, c’est une absurdité. Toute cette logique n’est viable que par ce qu’il y a des touristes qui dépensent de l’argent. Or, venir visiter un parc national en Afrique, c’est l’équivalent de le détruire, compte tenu de la consommation de ressources et de l’empreinte carbone représentées par les voyages. Mais aller dire ça, ce serait remettre en cause notre propre système. Et pourtant, si on veut sauver la planète, c’est bien ce qu’il faudrait faire : sauver la nature, donc ne plus aller la visiter.
Le concept de « solutions fondées sur la nature » prôné par l’UICN est-il aussi critiquable ?
C’est comme le développement durable, c’est ce que les praticiens des sciences humaines appellent du « méta récit ». Qui irait le remettre en cause ? Que veut dire « restaurer des écosystèmes naturels » ? Si l’homme les restaure, ce n’est pas naturel. C’est un beau mot mais qui ne veut rien dire. C’est encore une solution standardisée qui va permettre d’appliquer des politiques globales fondées sur des croyances et de croire que l’on fait quelque chose pour la nature en Asie ou en Afrique. Le mot même de « nature » n’existe d’ailleurs pas dans la plupart des langues africaines.
Qu’attendre au final des politiques de biodiversité ?
Nous devons faire pour les parcs africains la même chose que ce que nous faisons pour les parcs européens, c’est-à-dire sauvegarder ceux qui nous montrent les voies d’une agriculture et d’un pastoralisme sobres. Puisque 80 % de la biodiversité se situe là où sont les peuples autochtones, pourquoi les chasser ? Cela fait 200 ans qu’on dit qu’ils sont responsables de la dégradation et, en même temps, c’est chez eux que se trouve la biodiversité. Cela veut dire que la co-évolution entre humains et non-humains est possible et qu’il ne faut pas s’en prendre à eux. Personne ne protégera la biodiversité si c’est pour devenir plus pauvre et exclu.
Avec Actu-Environnement