Les biens communs, une voie d’avenir pour l’Afrique

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Par Pierre Jacquemot

Face aux alertes sanitaires, climatiques et sociales qui se multiplient, le modèle de gouvernance solidaire des ressources gagne en pertinence. Sur le continent, des précédents encourageants existent.

Face au choc qu’a été l’apparition d’un mal commun planétaire, sous la forme du Covid-19, la question des biens communs prend un tour nouveau. Elle se pose tout particulièrement pour les vaccins, afin de promouvoir à l’échelle mondiale un accès équitable basé sur les besoins et non sur la seule capacité à payer.

Comme le souligne le dernier rapport sur l’économie de l’Afrique du think tank marocain Policy Center for the New South, ce modèle de gouvernance solidaire des ressources gagne en pertinence, face aux alertes sanitaires, climatiques et sociales. En Afrique, il ne relève pas d’une douce utopie, mais d’un réel progrès, comme le montrent ses principales applications concrètes. L’approche est-elle porteuse d’une nouvelle voie, correspondant aux aspirations de la société civile, en vue d’un développement plus endogène ? Elle ne manque en tout cas pas de potentiel.

Dans le Sahel, la gestion des communs : l’exemple du fleuve Sénégal

L’Afrique dispose d’une longue expérience des biens communs, parfois sur un mode traditionnel, comme l’a expliqué Chimère Diaw à iD4D à propos de la pêche au Sénégal, mais aussi sous des aspects plus modernes.

Créée en 1972 par la Guinée, le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, l’Organisation pour la mise en valeur du Sénégal (OMVS) constitue l’un des exemples les plus aboutis de gestion partagée d’un commun fluvial. L’OMVS a développé un programme d’infrastructures régionales avec la construction, dans le haut bassin malien, d’un barrage régulateur assorti d’une centrale hydroélectrique (Manantali, au Mali) et, dans le delta, d’un barrage qui empêche la remontée de la mer salée en amont (Diama, au Sénégal).

Sur la base de règles précises, la gestion partagée permet un arbitrage intelligent entre les diverses utilités du fleuve : débits nécessaires à l’irrigation, remplissage des lacs, approvisionnement en eau potable, navigation, production de 800 millions de kilowattheures d’énergie par an. Alors que le potentiel de terres irrigables s’élève à plus de 400 000 hectares, l’extension des surfaces agricoles aménagées se montre probante au Sénégal.

Le rôle moteur des organisations sous-régionales

De son côté, la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) a été la première à consolider, en 1998, le corridor terrestre Trans-Kalahari entre Walvis Bay (Namibie) et Pretoria (Afrique du Sud), avec une prolongation vers Maputo (Mozambique), qui permet ainsi de relier la côte atlantique et celle de l’océan Indien. Ce corridor routier est maintenant connecté à des destinations internationales par des liaisons maritimes directes.

Le concept a connu un certain engouement, avec les corridors portés par la Communauté est-africaine (CEA), qui ont permis de désenclaver Kampala (Ouganda) et Lusaka (Zambie) en les reliant aux ports de Mombasa (Kenya) et de Dar es-Salaam (Tanzanie).

Nombre de projets régionaux ou continentaux de ce type tardent à voir le jour, il est vrai. Certains doivent encore faire leurs preuves en termes de développement, faute des politiques adéquates pour associer infrastructures et activités connexes.

Il n’empêche, la gestion des communs a pris de l’élan, à la faveur des communautés économiques régionales. La Zone de conservation transfrontalière Kavango-Zambèze (KAZA) abrite ainsi depuis 2006, date à laquelle elle est devenue un projet officiel de la SADC, la plus vaste réserve naturelle du monde. Celle-ci s’étend de la Namibie au Zimbabwe, en passant par le sud de l’Angola, la Zambie et le Botswana. Ces cinq pays ont mutualisé leurs propres zones de conservation et parcs nationaux sur une superficie de 440 000 kilomètres carrés, équivalente à l’Allemagne et l’Autriche réunies. L’objectif : protéger les écosystèmes et développer le tourisme.

Eau, forêts : des communs possibles, voire nécessaires

Le continent regorge de communs dont la gestion serait à organiser pour être profitable à tous. Ainsi le Nil, source d’eau et d’électricité essentielle en Afrique de l’Est, représente aujourd’hui une pomme de discorde. L’Égypte craint que l’immense barrage de la Renaissance en Éthiopie ne restreigne son accès à l’eau, lorsque le réservoir commencera à être rempli en 2021.

Signée en 1999 par les dix pays riverains du fleuve, l’Initiative du bassin du Nil aurait pu déboucher sur la gestion d’un commun, si elle n’avait pas été dépassée par un nouvel accord signé en mai 2010 en Ouganda, autorisant les pays en amont du fleuve à développer des projets hydrauliques, barrages inclus, sans l’accord préalable de l’Égypte.

Le bassin du Congo représente un autre exemple presque parfait de bien commun, avec 300 millions d’hectares répartis sur six pays (Cameroun, République centrafricaine, Gabon, Guinée équatoriale, Congo et République démocratique du Congo). Second « poumon vert » de la planète après l’Amazonie, l’immense quantité de carbone (30 milliards de tonnes) stockée dans cette forêt équatoriale atténue le changement climatique régional et mondial.

Or, ce commun africain et universel est menacé par la déforestation. Il est fondamental, tant pour ces communautés qui y vivent que pour l’équilibre de la planète, que cet écosystème soit protégé. Par exemple, un moratoire de longue durée sur l’attribution de nouvelles concessions d’exploitation forestière et minière pourrait être décrété.

Mutualiser la fabrication de médicaments

Dans un contexte de doublement des populations tous les vingt ans, améliorer la couverture des besoins en santé pour atteindre des niveaux permettant aux systèmes sanitaires de combler les retards accumulés depuis des décennies suppose des efforts qu’on peine à croire à la portée de certains pays africains.

Au Niger, par exemple, couvrir l’intégralité des besoins supposerait de multiplier par quatre ou cinq le taux de personnels médicaux et de lits d’hôpital par habitant d’ici à 2030. Autrement dit, il faudrait multiplier par huit les financements que le pays consacre au secteur. Dans ce contexte, mutualiser les ressources à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest pour fabriquer localement les médicaments pourrait représenter un premier jalon, stratégique.

Le rôle clé de la société civile

L’Afrique est entrée dans une ère de « circonstances exceptionnelles permanentes ». Nombre d’intellectuels comme l’écrivain nigérian Wole Soyinka, de laboratoires d’idées, d’associations et de responsables en Afrique alertent sur la nécessité de s’orienter vers un monde « résilient », capable d’éviter, d’atténuer, de gérer des situations critiques qui risquent de se répéter à l’avenir.

Les forces vives africaines débattent plus que jamais d’un modèle endogène de développement, fondé sur la mise en évidence des divers communs essentiels, la promotion d’une économie de proximité, sobre en carbone et susceptible de générer une croissance inclusive. Avec le temps, on peut raisonnablement penser que des stratégies plus élaborées vont être adoptées par les États africains pour préserver leurs « souverainetés fondamentales » – médicaments, éducation, eau, énergie – en s’appuyant sur les communautés régionales.

Les principes de gestion des biens communs permettent d’ores et déjà de réfléchir à un développement qui ne serait plus centré sur les cultures de rentes coloniales, mais soucieux du collectif, du lien social et de l’environnement.

Par Pierre Jacquemot, Président du Groupe initiatives, Chercheur associé à l’IRIS

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