Par Patrick d’Humières
Au-delà des réglementations et des contraintes nouvelles, la transition vers une économie responsable ne passe-t-elle pas, en premier lieu, par l’élaboration concrète d’un modèle d’entreprise durable ?
Le débat s’intensifie depuis plusieurs années sur la quête d’un capitalisme capable d’intégrer les enjeux environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance, dits ESG, enfin reconnus comme des facteurs favorables à l’économie globale. Les investisseurs américains s’en sont emparés récemment, tandis que nous courons en Europe derrière un capitalisme plus exigeant, dit parties prenantes, dans lequel s’ajoute au traitement des risques la volonté de mieux protéger les biens communs et de satisfaire une utilité collective.
Des deux côtés de l’Atlantique, le mouvement s’active en se concentrant sur la transparence des opérateurs économiques concernant leurs impacts et leur contribution, mais sans qu’on dise précisément ce qui devrait être fait pour tendre vers l’idéal d’entreprise, moins polluante pour les uns, servant une mission pour d’autres : on réduit les externalités négatives mais sans préciser le modèle visé à la fin et on laisse le marché faire son affaire de ces progrès. On veut des entreprises plus responsables mais ceci n’entraîne pas forcément une économie responsable ! De fait la régulation n’est pas « la main invisible »…
Définir des objectifs sociaux et environnementaux d’intérêt collectif
Cette tension floue et ambiguë que subissent les entreprises présente un double inconvénient sur le plan politique. Elle ne rassure pas les opinions sur la pratique réelle de la mondialisation car elle laisse le sentiment que chaque firme s’accommode des pressions, à son rythme et à sa manière, pour maintenir au final un haut rendement du capital qui reste leur objectif essentiel ; d’autre part, elle ne mobilise pas les gouvernances et donc les actionnaires sur une ligne d’objectifs sociaux, environnementaux et d’intérêt collectif énoncés qu’il s’agirait de viser pour que chaque épargnant, chaque consommateur, chaque salarié puisse apprécier « la réalité durable » de l’entreprise à laquelle il s’intéresse ; mise à part la neutralité climatique à 2050 qui est le bon exemple d’un objectif macro et micro économique incontournable, pour les Etats et les entreprises, accord de Paris oblige !
La façon dont l’Europe s’est engagée dans ce chantier reflète notre déficience politique actuelle sur la finalité explicite d’un modèle d’entreprise responsable qui devrait encadrer les chantiers engagés ; de fait, on avance à grande vitesse sur les outils et contraintes, en conduisant en même temps une série de réformes juridiques qui vont de la transparence sur la chaîne de valeur à l’information extra-financière plus comparable, de l’engagement de la gouvernance, en diversité et vision de long terme, à la clarification des activités pour savoir où on investit, durablement ou non. Ce sont des voies nécessaires mais dont la complexité technique des textes commence à inquiéter la communauté économique, comme si l’Union se lançait dans un concours de vertu sans le relier à un objectif de compétitivité, tout aussi essentiel pour assurer l’avenir de nos emplois et de nos revenus.
Quels sont nos objectifs de durabilité ?
Bien plus, le gouvernement porte ces régulations en laissant la main aux administrations, sans que la réflexion préalable ait eu lieu ouvertement sur le modèle d’entreprise souhaité et la méthode à convenir pour que cette transformation se fasse en tenant compte des implications sociales, industrielles et territoriales de cette transformation. Le Parlement n’y est pas associé non plus, au risque de créer des incohérences avec les objectifs de relance et de réindustrialisation. Il suffit d’entrer un peu dans les divers dossiers pour comprendre à quel point cette question de la méthode est fondamentale et appelle une exigence de pilotage politique de ce chantier majeur sur lequel un consensus large existe dans la Société, lassée de voir le dumping de nos concurrents tuer l’emploi.
On doit effectivement installer vite une standardisation internationale de la façon de mesurer la performance sociétale des entreprises, dès lors que les investisseurs américains installent leurs critères et les imposent progressivement à toutes leurs participations.
« Sinon cette transparence sera faite au seul bénéfice des investisseurs engagés, laissant de côté les préoccupations des citoyens et des consommateurs quant au respect de principes de développement durable qu’ils attendent voir respectés par les acteurs économiques présents derrière les marques et leurs produits ».
En face, l’Union fait travailler ses comptables ; elle s’attache à imposer aux entreprises et aux financiers un cadre obligatoire de « rapport d’information », accumulant les données dispersées, sans se soucier en même temps de peser sur la gouvernance de l’organisation mondiale qui devra arbitrer tout cela ; les entreprises s’attendent à devoir tout dire, ce qui peut être un progrès pour bien orienter leurs choix, notamment dans les activités qui seront considérées comme très, un peu ou pas du tout utiles à la transition écologique, comme on s’apprête à le décréter. Mais encore faudrait-il être sûr qu’on l’imposera aussi à tous les opérateurs en Europe, qu’ils soient issus du continent ou d’ailleurs et que ces informations seront traitées et suivies, pour en tirer des conséquences quant à la conformité des modèles par rapport aux objectifs que nous portons en Europe ! Sinon cette transparence sera faite au seul bénéfice des investisseurs engagés, laissant de côté les préoccupations des citoyens et des consommateurs quant au respect de principes de développement durable qu’ils attendent voir respectés par les acteurs économiques présents derrière les marques et leurs produits.
Construire une vision politique du modèle d’entreprise durable en Europe
Il en est de même sur la reconfiguration des conseils d’administration qui est en préparation à Bruxelles, comme sur la transparence des chaînes de valeur en matière de droits humains et sociaux dans le monde et pas seulement en Europe, la plus complète possible, sur la conformité aux engagements publiés, sans oublier le respect des lois, de l’absence de corruption constatée et le règlement de l’impôt dû. Or depuis la première loi NRE de 2001, ce ne sont pas les rapports imposés qui ont transformé le capitalisme actionnarial, mais plutôt la pression des acteurs sociétaux au travers de principes simples opposables comme le devoir de vigilance, la trajectoire climat ou l’économie circulaire.
On comprend bien que cette exigence de transparence renforcée sera un tournant considérable en faveur d’une économie plus responsable, d’inspiration européenne, mais à la condition qu’elle ne reste pas une construction formelle et si elle s’inscrit dans la lecture d’un modèle d’entreprise durable européenne qu’il aurait fallu commencer par définir ! Et à la condition supplémentaire d’envisager les conséquences pour les entreprises qui sont en-deçà des standards de responsabilité requis, et de proposer une incitation à progresser vers les seuils de durabilité qui sont encore loin sur l’horizon… En commençant par co-construire cette vision politique du modèle d’entreprise européenne, déjà très mature au sein de l’Union, on aurait gagné en simplicité et cohérence du dispositif ; on aurait pu y associer dès le départ les nombreux acteurs concernés, afin de s’entendre sur ces principes, pour confier ensuite aux instances techniques un mandat d’élaboration des outils et s’organiser pour faire partager la démarche au plan international.
L’économie responsable au-delà de la guerre des normes
On fait le contraire aujourd’hui ; on abandonne les chantiers, texte par texte, au lobbying défensif des organisations professionnelles qui se protègent en amenuisant le périmètre, et aux ONG qui préparent la copie à Bruxelles. Bien plus, on prend le risque de voir se créer des compétitions de souveraineté entre lesquelles les entreprises internationales seront écartelées. Mais ceci pourrait être rattrapable dans le cadre de la présidence française de l’Union, dans quelques mois, si on veut bien créer d’ici là une instance concertative des parties prenantes intéressées, qui devra formaliser les principes du modèle européen recherché, d’une part, et d’autre part, proposer des modalités d’application, progressives, incitatives et contrôlées qui assurent que les bons élèves tirent un avantage compétitif de leur engagement ; on peut demander beaucoup de choses à Total en Europe mais encore faudrait-il en demander autant à Gazprom et si on veut que Danone réussisse son projet, ne faut-il pas soumettre aux mêmes contraintes les Coca et Mars qui la pressent ?
Le gouvernement français qui a inscrit l’économie responsable dans son agenda, serait avisé de se pencher très vite sur cette question de méthode, face à un chantier aussi conséquent, pour donner la vision de l’objectif d’abord, pour cadrer les instances techniques ensuite, et aborder ses propres responsabilités quant au contrôle et au suivi du dispositif, en tirer des conséquences pour ses propres outils et son action diplomatique ?
L’économie responsable ne naîtra pas vite et bien d’une nouvelle guerre des normes sur lesquelles les grands investisseurs feront ce qu’ils voudront. Elle naîtra d’une dynamique de lisibilité des modèles qui a besoin des normes mais qui les met d’abord au service de principes énoncés accessibles à tous. L’Europe doit chercher à faire progresser son modèle de capitalisme parties prenantes en proposant un cadre attractif et concerté aux entreprises qui veulent le favoriser, tout en y ramenant les autres progressivement, puis en faisant en sorte qu’il soit adopté dans le monde entier pour ce qu’il apporte aux salariés, aux actionnaires, aux consommateurs et aux citoyens : leur adhésion active en est une condition de succès ; c’est aussi la demande politique.
Consultez l’intégralité de cette publication sur le site Youmatter, le « media de ceux qui veulent mieux comprendre les grands défis de notre humanité ».
Patrick d’Humières, Directeur académique des Master Class 21, Président-fondateur d’Eco-Learn