Entre la Corne de l’Afrique et les criquets pèlerins, c’est une vielle histoire d’amour. En effet, Gacheni, située dans le centre de l’Ethiopie, assiste avec impuissance à un inquiétant nuage qui se dessine au-dessus de la ville. Des centaines de milliers de criquets, des millions peut-être, tourbillonnent et assombrissent le ciel. Certains descendent en piqué en direction des champs de sorgho qui couvrent le district d’Argobba, dans la région Afar.
Si l’on se fie à Noé Hochet-Bodin, envoyé spécial de RFI en Ethiopie, leur nombre est difficile à évaluer, chaque essaim pouvant regrouper jusqu’à 70 millions d’insectes. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a même répertorié une colonie de criquets de la taille du Luxembourg. Une véritable armée capable d’engloutir en une journée l’équivalent de récoltes suffisantes pour nourrir 35 000 individus.
Par exemple, dans le district d’Argobba, les cultures de huit des onze cantons sont déjà complètement détruites. « C’est la deuxième fois en dix jours que nous sommes attaqués », se désespère Arif Mohamed, membre du bureau local de l’agriculture. Dans le creux de sa main, il tient les restes d’un épi de sorgho vidé de ses graines. « Ils ne laissent rien derrière eux. Il n’y a plus grand-chose à faire, à part peut-être donner les tiges à manger au bétail », confie-t-il au micro de notre confrère de Radio France internationale.
Plus de 200 000 hectares dévastés en un mois
Pour Arif Mohamed et les agriculteurs de Gacheni, l’expérience est d’autant plus douloureuse qu’elle se produit pour la seconde fois cette année. Selon les experts, l’Ethiopie est confrontée à la pire invasion de criquets pèlerins depuis vingt-cinq ans. En février déjà, des milliards d’insectes s’étaient abattus sur la Corne de l’Afrique, en provenance du Yémen, ravageant des centaines de kilomètres de pâtures et de champs entre Djibouti et l’Ouganda. Avec cette deuxième vague, plus de 200 000 hectares ont été dévastés durant le seul mois d’octobre en Ethiopie.
Alors, jamais deux sans trois ? L’inquiétude est à son comble, car les criquets pèlerins ont la faculté de se reproduire de façon exponentielle lorsque les conditions climatiques sont réunies : leur nombre peut se multiplier par 8 000 en un semestre, selon la FAO. Or les douze derniers mois ont offert un terrain idéal à leur prolifération, avec deux saisons des pluies anormalement longues et violentes et huit cyclones qui ont frappé la Corne de l’Afrique.
« Ces conditions climatiques humides favorisent le comportement grégaire des criquets », décrit Emana Getu, professeur en entomologie à l’université d’Addis-Abeba : « De plus, elles entraînent l’apparition d’une végétation luxuriante, leur offrant une source de nourriture supérieure à la normale. » Malgré ses nombreuses années passées à étudier le phénomène, Emana Getu avoue n’avoir jamais assisté à une invasion d’une telle ampleur. Hormis le dérèglement climatique, le professeur note d’autres facteurs aggravants, comme l’instabilité au Yémen et en Somalie, deux lieux privilégiés de reproduction des criquets, où les opérations de contrôle sont inexistantes du fait du contexte sécuritaire.
« Toute notre action doit être tournée vers la rupture de la chaîne de reproduction », insiste Fatouma Seid, représentante de la FAO en Ethiopie. Pour tenter d’éviter que l’invasion ne devienne incontrôlable, des équipes au sol ratissent les lieux de passage des essaims, à la recherche de bandes larvaires. « Nous sommes mieux préparés car nous savons prédire leurs mouvements, qui sont identiques à ceux du début d’année », continue Mme Seid, qui détaille la trajectoire des criquets : en provenance de la province septentrionale du Tigré, ils traversent tout le nord du pays, puis vont de la frontière soudanaise vers la Somalie, où ils se reproduisent avant de continuer leur route plus au sud, en direction du Kenya.
Pulvérisation d’insecticides à grande échelle
Pour lutter contre ces essaims, les autorités pulvérisent des insecticides à grande échelle. Plus de 200 000 litres ont été déversés depuis les airs ces deux derniers mois. La FAO et le gouvernement envoient à tour de rôle onze avions et plusieurs hélicoptères pour gazer les criquets. Des opérations qui « laissent forcément des traces sur l’environnement, la faune, la flore et les humains », souligne Emana Getu, estimant que seulement 10 % des produits chimiques atteignent leur cible.
Mais ce mal nécessaire est souvent l’unique planche de salut de nombreux paysans éthiopiens, désarmés face à la puissance implacable des vagues de criquets. Fataliste, Hamed Oumer sait qu’il peut dire adieu à ses récoltes d’oignons et de maïs. Lorsque le nuage d’insectes est apparu à l’horizon, l’agriculteur s’est armé de son fusil et a tiré « sept fois » pour tenter de faire « du bruit et de la fumée ». En vain. Ces méthodes traditionnelles ont échoué à effrayer les criquets, qui ont décimé ses champs.
Privé de ses prochaines récoltes, Hamed Oumer craint pour l’avenir et les 22 bouches qu’il a à nourrir. Comme lui, plus de 8 millions d’Ethiopiens se trouvent déjà en situation d’insécurité alimentaire, selon la FAO. Une estimation qui ne prend pas en compte la nouvelle menace que fait peser la récente offensive du gouvernement contre la province sécessionniste du Tigré – d’où les criquets se sont retirés il y a seulement deux semaines –, au moment où la saison des récoltes est censée débuter.
Moctar FICOU / VivAfrik