Lancée en 2006, l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) fait partie des plus importantes organisations engagées dans la promotion du développement agricole sur le continent. En dépit des différents efforts déployés ces dernières années, l’organisation fait face à de nombreuses critiques. Un récent rapport baptisé « Fausses promesses : l’Alliance pour une révolution verte en Afrique » met notamment en lumière « l’échec » de l’organisation à atteindre ses propres objectifs, fixés il y a bientôt 15 ans. Timothy Wise, contributeur principal au document, revient, dans une entrevue accordée à Espoir Olodo de l’Agence Ecofin, sur les aspects majeurs de l’étude. Conseiller principal à l’Institut pour l’agriculture et la politique commerciale (IATP) et chargé de recherches à l’Institut du développement mondial et de l’environnement de l’Université Tufts (Boston), l’expert appelle à se défaire du modèle de l’AGRA qu’il juge inadapté aux réalités du continent.
Le rapport que vous avez publié indique que l’AGRA a échoué face à ses propres objectifs. Comment êtes-vous parvenus à ces conclusions étant donné que l’organisation vous a refusé de partager des informations sur ces bénéficiaires ?
Au début de l’étude, nous avions sollicité la collaboration de l’AGRA, en introduisant une requête pour avoir des données sur le profil de leurs bénéficiaires et sur le nombre de producteurs touchés par leurs actions sur le terrain.
L’organisation a dit qu’elle allait nous revenir, mais a plus tard décliné notre demande de données provenant de son propre suivi et évaluation interne des progrès. Avec le refus de l’AGRA, nous nous sommes appuyés sur les données nationales des 13 pays d’intervention en prenant pour base de référence la période 2006-2018. Les éléments considérés concernent la production, le rendement et la superficie cultivée des cultures vivrières pour évaluer dans quelle mesure les actions de cette révolution verte ont permis d’augmenter la productivité.
Vous estimez dans votre document que l’AGRA n’a pas amélioré de manière significative la productivité, les revenus ou la sécurité alimentaire des petits exploitants agricoles. Avez-vous des exemples concrets ?
L’objectif prévu par l’organisation était de doubler la productivité et les revenus de 30 millions de familles de petits exploitants agricoles, d’ici à 2020, dont 21 millions, de manière directe, et 9 millions, indirectement, et de réduire l’insécurité alimentaire de moitié.
A partir des données disponibles, il est difficile de déterminer combien d’agriculteurs bénéficient des actions de l’AGRA et qui sont ces agriculteurs. Lorsqu’on parle de doubler la productivité, cela signifie de parvenir à une hausse de 100 %. Mais nous n’avons trouvé aucune preuve que la productivité ait augmenté de manière significative, même pour les cultures prioritaires de l’AGRA. Le maïs, par exemple, est la principale céréale ciblée par l’AGRA, qui bénéficie d’un soutien accru à travers des programmes de distribution de semences et d’engrais, soutenus par les gouvernements africains.
D’après notre étude, le rendement du maïs n’a augmenté que de 29 % alors même que les superficies récoltées ont augmenté de 45%, sur les 12 ans d’activité de l’AGRA dans ses 13 pays d’intervention. D’une manière globale, les programmes mis en œuvre ont eu des impacts limités sur le terrain, mais aussi des effets pervers sur les autres cultures. Les producteurs ont augmenté leurs investissements sur les cultures ciblées par l’AGRA, mais ont réduit dans le même temps leurs engagements dans les cultures qui sont importantes pour la sécurité alimentaire comme le mil, le sorgho, le manioc ou la patate douce.
Par exemple, nous avons constaté que dans les pays où l’AGRA intervient, la production de mil a baissé de 24 % en moyenne et que le rendement a chuté de 21 % entre 2006 et 2018. Donc, ce n’est pas seulement que le programme de révolution verte a échoué à stimuler la productivité dans ses cultures phares. Il a également nui à la production des cultures qui n’étaient pas dans ces programmes d‘actions.
Le Rwanda, par exemple, la terre d’origine d’Agnès Kalibata, la présidente de l’AGRA, est vanté comme une success-story parce que la production de maïs a quadruplé durant les années d’opération de l’organisation. Mais les choses sont beaucoup plus nuancées quand on se penche sur la manière dont cela a été fait. La réalité est que la productivité du maïs n’a pas été quadruplée. Elle a progressé certes de 66 %, mais la majeure partie de cette croissance est à mettre sur le compte de l’augmentation des superficies emblavées de 146 %.
Pire, les producteurs ont augmenté les superficies consacrées parce qu’ils ont été contraints de le faire par le gouvernement qui subventionnait fortement les intrants. L’une des conséquences de cette politique est que le sorgho, qui était une denrée de base beaucoup plus importante que le maïs, a vu son rendement stagner et les superficies qui lui sont consacrées, baisser de 17 %.
D’autres cultures comme les racines et tubercules n’ont augmenté que de 6 % sur les 12 années de la période AGRA. Donc, la politique axée sur la promotion importante du maïs avait pour but d’augmenter la production, mais pas d’améliorer la sécurité alimentaire. Les données de la FAO montrent également que le nombre de personnes touchées par la faim a augmenté de 13 % durant les années d’opération de l’AGRA. C’est dire que tout ce maïs n’aide pas les pauvres.
Il est question dans votre rapport du financement de l’AGRA, notamment du poids de la Fondation Bill et Melinda Gates. Que reprochez-vous à cette implication ?
Je pense qu’il est juste de dire que l’AGRA est un projet de la Fondation Bill et Melinda Gates (BMGF). Ils ont initié la création de l’organisation en 2006 avec la Fondation Rockefeller et ont fourni la majorité des financements nécessaires à son fonctionnement. Environ deux tiers des 1 milliard de dollars de financement mobilisés par l’AGRA, depuis son démarrage, proviennent de la BMGF, soit environ 661 millions $ entre 2006 et 2018.
L’AGRA est le principal moyen d’influence de la BMGF, mais il faut aussi souligner que celle-ci pousse parallèlement pour des changements de politiques en matière de vulgarisation des semences ou des engrais qui permettront aux multinationales d’écouler leurs produits sur le continent africain. La BMGF milite aussi pour des politiques axées sur le marché, qui entravent la capacité des producteurs à conserver et utiliser leurs propres semences.
« La Fondation Bill et Melinda Gates milite aussi pour des politiques axées sur le marché, qui entravent la capacité des producteurs à conserver et utiliser leurs propres semences. »
Et je pense personnellement que ce n’est pas à leur actif de voir que la stratégie qu’ils déploient à travers l’AGRA ne marche pas, ou du moins pas au profit des bénéficiaires prévus qui sont les familles agricoles pauvres.
Vous dénoncez l’idée même de la révolution verte déployée par l’AGRA en Afrique. Pourquoi ?
L’AGRA refuse de reconnaître la diversité de l’agriculture africaine et la nature même de la production dans les pays africains. La structure de la production est encore dominée par les petits exploitants qui utilisent leurs propres semences, cultivent une grande diversité de plantes et utilisent des modes de cultures qui ne sont pas alignés sur les standards des pays industrialisés portés sur la monoculture et la culture à grande échelle.
Donc, je pense qu’il s’agit d’une tentative de l’AGRA d’imposer des technologies inappropriées en Afrique. Une des manières de parvenir à cette fin est de mettre en place des incitations pour que les producteurs abandonnent les cultures traditionnelles, au profit du maïs, du riz et d’autres cultures promues par l’AGRA. Cela pousse les producteurs à remplacer leurs semences par des variétés commerciales, sapant ainsi, potentiellement, la diversité de leurs exploitations.
L’AGRA a lancé, il y a quelques années, l’AGRF, un rendez-vous qui permet de mobiliser des financements privés, publics et multilatéraux en faveur de l’agriculture africaine. Que pensez-vous de cet évènement ?
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’avant que l’AGRA n’entame ses opérations, les pays africains avaient déjà pris des engagements pour consacrer 10 % de leurs dépenses budgétaires annuelles à l’agriculture, lors de la conférence de Maputo [en juillet 2003, NLDR]. Il est clair que l’agriculture est un secteur qui doit mobiliser les investissements publics, privés et internationaux. Et j’espère que les engagements d’investissements en faveur des petits producteurs vont continuer.
Mais il est important de considérer la finalité des investissements. Le résultat de nos études est que, d’une manière globale, les actions de l’AGRA ne contribuent pas à l’augmentation de la productivité des petits exploitants et à la sécurité alimentaire et qu’il est donc nécessaire de considérer la manière dont les fonds sont utilisés.
Avez-vous des exemples d’interventions de l’AGRA qui ont rencontré de la résistance ?
L’un des cas de figure soulignés est l’exemple du Mali où il y a eu un mouvement très fort contre l’AGRA lorsqu’elle a commencé ses activités en 2006/2007. Il y a eu des organisations comme le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA) et d’autres organisations de producteurs.
Beaucoup d’autres ONG et de coopératives se sont jointes au mouvement pour veiller à ce que l’AGRA n’impose pas son modèle dans le pays. Ces organisations ont dialogué avec l’AGRA et lui ont fait changer ses politiques. Leur organisation a permis de mettre sur pied l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA). Cette résistance a amoindri le rôle de l’AGRA dans les politiques agricoles au Mali et nous avons constaté de meilleurs résultats. Les producteurs n’ont pas investi uniquement dans le maïs et ont le droit d’utiliser leurs semences locales.
On n’a pas observé le genre de politique agressive que nous avons vu au Rwanda où les producteurs ayant refusé de rejoindre la campagne de révolution verte ont perdu leurs terres.
Les producteurs ont conservé leur droit foncier et ne peuvent pas être expulsés de leurs terres. Les résultats ont été positifs. L’extrême pauvreté a été réduite de près de moitié depuis 2006. En outre, le nombre de personnes en proie à la faim chronique a été réduit de moitié, en matière de pourcentage, entre 2004-2006 et 2016-2018.
Ces progrès sont attribuables à la résistance des organisations aux programmes de l’AGRA plutôt qu’à leur mise en œuvre. Il y a d’ailleurs eu récemment une coalition d’organisations africaines qui ont demandé à l’AGRA de fournir des preuves de son efficacité pour réfuter les conclusions de nos recherches. Les producteurs africains ont besoin de réponses…
Quelles sont les alternatives à la révolution verte promue par l’AGRA sur le continent, que vous défendez ?
Dans le cadre de mes travaux pour l’écriture de mon livre « Eating Tomorrow : Agribusiness, Family Farmers and the Battle for the Future of Food », j’ai vu beaucoup de projets qui ont besoin d’être intensifiés. Il s’agit d’initiatives qui ne viennent pas voir les producteurs et leur disent que les semences ou leurs pratiques sont mauvaises et qu’ils doivent prendre les intrants commerciaux et produire comme les agriculteurs américains.
Il y a divers projets dans ce sens qui améliorent la qualité des semences des producteurs et parfois, les initiatives les remplacent.
Mais au lieu de prendre les semences commerciales, ils misent plutôt sur d’autres variétés de semences paysannes qui ont montré leur efficacité. Je pense que la diversité culturale et l’amélioration de la fertilité des sols sont les deux principaux éléments dont ont besoin les producteurs pour cultiver sur le long terme.