Par Perrine Mouterde
« Nous envahissons les forêts tropicales et autres paysages sauvages, qui abritent tant d’espèces animales et végétales – et au sein de ces créatures, tant de virus inconnus. Nous coupons les arbres ; nous tuons les animaux ou les envoyons sur des marchés. Nous perturbons les écosystèmes et débarrassons les virus de leurs hôtes naturels. Lorsque cela se produit, ils ont besoin d’un nouvel hôte. Souvent, cet hôte, c’est nous. »
C’est ainsi que l’écrivain américain David Quammen résume, dans une récente tribune au New York Times, pourquoi nous sommes en grande partie responsables de la pandémie de Covid-19. En 2012, ce journaliste scientifique a publié Spillover. Animal Infections and the Next Human Pandemic (« Débordement. Les infections animales et la prochaine pandémie humaine, non traduit »). C’est un récit de son périple à travers la planète aux côtés des meilleurs scientifiques, sur les traces des maladies infectieuses émergentes.
« Les Etats ne sont pas préparés »
Huit ans plus tard, depuis sa maison du Montana, il observe cette crise avec frustration. « Lorsque je travaillais sur mon livre, les experts me prédisaient exactement ce qui est en train de se passer, raconte-t-il. La seule chose qui me surprend aujourd’hui, c’est à quel point les Etats ne sont pas préparés. »
Début 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait d’ailleurs inscrit une « maladie X » dans la liste des pathologies pouvant potentiellement provoquer un « danger international ». « La maladie X, disions-nous à l’époque, résulterait probablement d’un virus d’origine animale et émergerait quelque part sur la planète où le développement économique rapproche les humains et la faune, a expliqué Peter Daszak, qui a participé aux discussions de l’OMS et préside EcoHealth Alliance, une organisation américaine travaillant sur la santé humaine et la protection de la nature. La maladie X se propagerait rapidement et silencieusement ; exploitant les réseaux de voyages et de commerce humains, elle atteindrait plusieurs pays et serait difficile à contenir. » Autrement dit, Covid-19 est la maladie X.
Cette crise sanitaire sans précédent était-elle donc totalement prévisible ? Et dans quelle mesure est-elle liée à l’effondrement de la biodiversité ? Pour un nombre croissant de scientifiques, il ne fait aucun doute qu’il existe un lien étroit entre l’émergence de ces maladies et les dégâts causés à l’environnement.
Déforestation et conversion des terres
Si le nombre de personnes souffrant de maladies infectieuses n’a cessé de diminuer, le nombre d’épidémies, en revanche, a augmenté depuis 1940, avec un pic au cours des années 1980. Surtout, les trois quarts des maladies nouvelles ou émergentes affectant les humains sont des zoonoses, soit des maladies transmises par des animaux. Dans des travaux publiés en 2008, la chercheuse britannique Kate Jones et son équipe ont identifié 335 maladies infectieuses émergentes apparues entre 1940 et 2004 : 60 % d’entre elles trouvaient leur origine dans la faune.
Parmi ces pathogènes, le virus Marburg, apparu en Allemagne en 1967 ; le virus Ebola, détecté pour la première fois en 1976 au Zaïre – aujourd’hui République démocratique du Congo (RDC) – ; le virus du sida, découvert aux Etats-Unis en 1981 ; Hendra, identifié en Australie en 1994 ; le virus SARS, responsable du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2002, en Chine ; le coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS-CoV) en Arabie saoudite en 2012…
« Un certain nombre de facteurs, dont beaucoup sont intimement liés à l’accroissement des impacts humains sur les écosystèmes, expliquent l’augmentation des zoonoses, affirme Kate Jones, professeure d’écologie et de biodiversité à l’University College de Londres. Parmi les plus importants sur le plan écologique, il y a le changement d’affectation des terres qui se produit à un rythme rapide dans de nombreuses régions du monde. »
Déforestation, conversion des terres agricoles et intensification : de fait, ces changements rapprochent les populations de la faune sauvage. « Lorsque la forêt tropicale profonde n’était pas exploitée, personne ou presque n’était exposé au risque de contracter un pathogène, explique Jean-François Guégan, spécialiste de la transmission des maladies infectieuses à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Avec la déforestation en Asie, au Brésil ou en Afrique, des individus ont été exposés massivement à ces nouveaux aléas microbiologiques. »
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’augmentation des maladies infectieuses émergentes coïncide avec la croissance accélérée des taux de déforestation tropicale enregistrés ces dernières décennies. Plus de 250 millions d’hectares ont disparu en quarante ans.
Les forêts tropicales, parce qu’elles sont particulièrement riches en biodiversité, sont aussi très riches en micro-organismes. Mais tous ne sont pas pathogènes : au contraire, l’immense majorité d’entre eux ont des fonctions essentielles et positives.
« Le risque de contracter un pathogène est lié au danger microbiologique, associé à la diversité biologique et aux écosystèmes en général, mais aussi à l’exposition des populations et à leur vulnérabilité – sont-elles pauvres ou bien nourries, vaccinées, ont-elles accès aux soins… », précise Jean-François Guégan.
L’intensification agricole et la déforestation ont, par exemple, été les principaux moteurs de l’émergence du virus Nipah, qui a provoqué en Malaisie, en 1998, des centaines de cas d’encéphalite chez l’homme. Ce virus était hébergé par des chauves-souris frugivores du nord du pays. A cette époque, des élevages porcins industriels sont établis dans la région. Les éleveurs plantent aussi des manguiers et d’autres arbres fruitiers pour s’assurer une seconde source de revenus.
Chassées des forêts où elles vivaient, en raison notamment de l’exploitation de l’huile de palme, les chauves-souris s’installent sur ces arbres. Les fruits à demi consommés, leur salive ou leurs excréments tombent dans les enclos, et les porcs mangent tout. Le virus se propage d’un cochon à l’autre, d’un élevage à l’autre, puis infecte l’homme. Plus d’un million de porcs sont abattus.
« Barrières naturelles »
Mais, comme les porcs, ne faudrait-il pas éliminer les chauves-souris et déforester encore davantage ? Si les régions les plus riches en biodiversité sont aussi les plus riches en pathogènes potentiels, pourquoi protéger cette biodiversité ?
« Tenter de “détruire” des hôtes ou des paysages pourrait être contre-productif et augmenter, au moins à court terme, le risque de propagation de nouvelles maladies aux humains, répond Kate Jones. De plus, nous avons besoin de la nature pour l’eau potable, la nourriture et d’autres services. » « Dans les écosystèmes riches, de nombreuses espèces, quand elles sont confrontées à un virus, peuvent le détruire ou ne pas le reproduire. Elles jouent un rôle de cul-de-sac épidémiologique, de rempart, explique aussi Jean-François Guégan. En appauvrissant les écosystèmes, on se prive de ces espèces et des fonctions essentielles qu’elles exercent, qui sont celles de barrières naturelles ou encore d’épurateurs des écosystèmes. »
Celles qui subsistent dans les écosystèmes les plus pauvres, tels un champ de la Beauce ou une ville bétonnée, sont souvent les plus prolifiques et les plus « permissives » aux différents micro-organismes : des rongeurs ou certains oiseaux, plus susceptibles de contracter un pathogène et de le transmettre aux humains.
Les prédateurs, au contraire, sont parmi les premières espèces à disparaître. En Inde par exemple, des vautours ont longtemps assuré une fonction d’« épurateur de l’environnement ». Grâce à une acidité très forte de leur appareil digestif, ils pouvaient détruire les carcasses de bovins, les virus et les bactéries. Mais à partir des années 1990, un anti-inflammatoire donné au bétail les a décimés.
Leur disparition rapide a entraîné une accumulation de carcasses, qui ont contaminé les points d’eau, puis un accroissement des populations de chiens errants, principale source de transmission du virus de la rage.
« On est en train de modifier en profondeur les interactions entre la faune sauvage et ses propres pathogènes et de détruire l’autorégulation des écosystèmes qui maintenait la circulation des virus à bas bruit, constate Serge Morand, écologue de la santé et chercheur au CNRS-Cirad basé en Thaïlande. Les changements agricoles, la destruction des habitats naturels et l’élevage industriel favorisent des ponts épidémiologiques de l’animal sauvage à l’animal d’élevage et à l’homme. »
Le Green Deal, une « main tendue »
Au sein même des espèces, la diversité génétique semble jouer un rôle dans la propagation des épidémies. Si cette diversité permet d’offrir le moins de prise possible aux pathogènes, l’élevage intensif favorise le phénomène inverse, en entraînant une simplification génétique et une uniformisation des espèces à de vastes échelles.
A ces éléments s’ajoutent une économie mondialisée et une population toujours davantage concentrée dans de gros centres urbains, à proximité de la faune. Autant de facteurs qui contribuent à faire qu’un virus comme le SARS-CoV-2, apparu sur un marché chinois, ait provoqué trois mois plus tard une pandémie touchant l’ensemble de la planète. « Nous avons un système mondial de facteurs interconnectés qui facilite la transmission de nouvelles infections par la faune et, en même temps, augmente la probabilité que ces événements deviennent des épidémies régionales et mondiales », résume Kate Jones.
Pour ces chercheurs, la prochaine pandémie est inévitable. « Il est même possible que la situation soit encore plus préoccupante en termes de mortalité », craint Jean-François Guégan. A moins que cette crise sans précédent ne soit l’occasion d’une prise de conscience ?
« Cette fois-ci, ce ne sont plus des poulets ou des canards qui sont touchés, mais des milliards d’humains qui sont confinés, note Serge Morand. Il faut faire une vraie transition écologique, remettre l’agriculture au centre des terroirs. Agir localement, travailler avec les communautés. » Le Green Deal proposé par la Commission européenne est, pour lui, une « main tendue » en ce sens, qu’il faut saisir.
Pour accompagner cette éventuelle prise de conscience, il faudra aussi davantage de travaux scientifiques sur le sujet, menés de façon multidisciplinaire. « Il faut une science plus attributive, qui s’intéresse davantage aux causes profondes et se détache de l’injonction à l’innovation », juge Serge Morand. « On s’intéresse aux causes directes, mais on a du mal à comprendre les causes en cascade, qui sont plus complexes, mais aussi plus proches de la réalité actuelle, regrette aussi Jean-François Guégan. Et nous avons une approche très curative : on laisse venir la maladie et on se dit qu’on trouvera un vaccin ensuite pour l’arrêter. » Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de vaccin contre le SARS, le virus du sida ou Zika.
Peter Daszak appelle à ne pas perdre de vue le tableau d’ensemble : « Les pandémies sont en augmentation et il ne faut pas seulement contenir les maladies, les unes après les autres, mais aussi les processus permettant leur émergence », insiste-t-il.
Perrine Mouterde, Journaliste