Un imbroglio familial engendre des disputes entre villageois qui accuse un pasteur d’avoir falsifié des documents pour hériter de près d’un tiers des terres locales.
Afan-Mabé ou «terre des Mabi», d’après la traduction littérale du Mabi, langue locale parlée par l’ethnie Mabea, l’un des grands groupes autochtones de l’Océan aux côtés des Batangas. C’est l’un des plus grands quartiers de Kribi de par sa superficie : 64 ha dont un peu plus de 22 pour un seul individu.
Cette première version de l’histoire d’Afan-Mabé, la plus répandue et que défendent d’ailleurs les autochtones, est différente de celle que soutient Roger Mekounde, chef du village d’Afan-Mabé. D’après ce dernier, Afan-Mabé, à l’origine, est une forêt située dans le domaine national, notamment dans la réserve de Ngoé et peuplée de Batanga, de Mabea et des allogènes. Le découpage administratif a cependant réduit la superficie du quartier limité au Nord et à l’Est par le domaine national. A l’Ouest, par la route d’Edéa et le domaine national et, enfin, au Sud, par une rue et la partie litigieuse tel que décrit par les services du Cadastre. Le nom originel est «Ndjon Biwala» ou le « chemin des cercueils » (en Ewondo) car «l’administration coloniale y enterrait des prisonniers et des étrangers», explique le chef traditionnel. «Les tombes n’étaient pas profondes ; elles arrivaient au niveau des genoux. D’où le nom Afan-Mebe pour désigner le «lieu des cuisses» », poursuit le chef du village dont la thèse voudrait qu’Afan-Mabé n’appartienne pas à un groupe ethnique spécifique. Pour preuve, ceux qui viennent s’y installer, pour la plupart, sont des allogènes, originaires de Nanga-Eboko, le chef-lieu du département de la Haute-Sanaga, région du Centre. Ce peuple de la forêt vit de la chasse du petit gibier et de la cueillette du vin de palme qu’ils troquent avec les Mabea contre du poisson.
A l’origine, les Mabea résident au bord de l’eau et sont réputés être un peuple de pêcheurs. Ils vont se retrancher, plus tard, et ce pour un bon nombre, dans la forêt pour faire des champs. C’est donc un peuple à l’aise aussi bien en forêt que dans l’eau, contrairement aux Batangas qui sont essentiellement des pêcheurs.
Cette version de l’origine de la dénomination d’Afan-Mabé est cependant nuancée par des notables Mabi et les élites de la localité rencontrées à Kribi. Pour Guy Emmanuel Sabikanda, «Afan-Mabé c’est la forêt des Mabi. J’allais y faire de la pêche car il y a un ruisseau », dit-il en indiquant du doigt le quartier qui fait face aux services de la mairie de Kribi 2ème qu’il dirige. D’ailleurs, depuis le bureau du maire, on a une vue aérienne sur ce bidonville. «Nos parents étaient installés des deux côtés. Quand l’administration coloniale arrive ici, les gens qui meurent en prison, ceux dont on ne connait pas les familles sont enterrés là, à Afan-Mabé. Ce même chef traditionnel, Roger Mekounde, change cette dénomination et raconte aujourd’hui qu’Afan-Mabé veut dire « forêt des cuisses ». Mais je dis que ce n’est pas possible car où et quand a-t-on enterré des gens au niveau des cuisses au Cameroun ?», dénonce, courroucé, le maire Sabikanda.
Cette dernière version est quelque peu reprise par Jonas Bokally, un ayant-droit d’Afan-Mabé. «Les Nanga-Eboko qui faisaient la chasse dans cette forêt ne rencontraient que les cultivateurs Mabi. Et ce sont eux qui ont donné le nom « Afan-Mabé » ».
C’est dans cette vaste forêt que Pierre Bokally voit le jour vers 1932, à Ngoé (Kribi), de feu Jean Botsimbo et de feue Alice Minkiengue. Il est le titulaire du titre foncier numéro 984/O sorti le 18 avril 1986, un des plus anciens de la ville mais, aujourd’hui, sujet à contestation.
Les 22 hectares de la discorde
Feu Pierre Bokally «n’a jamais fait un champ. Il n’a pas de case mais vend seulement le domaine national», soutient Roger Mekounde, le chef de village qui se dit surpris de constater que le 23 décembre 1967, soit sept ans après l’indépendance du Cameroun,Pierre Bokally, que d’aucuns présentent pourtant comme un « parfait illettré », avait introduit une demande d’immatriculation au Livre foncier du département de l’Océan d’un « terrain urbain bâti » situé à Kribi, au lieu-ditAfan-Mabé, d’une superficie de 22 ha 52 à 54 ha. Dans le bordereau analytique n°1de l’Océan en date du 18 avril 1986et répertorié au volume 3 n°266, auquel vivafrik.com a eu accès, il est clairement indiqué que « Pierre Bokally, Jonas Ndongo, Faustin Nzambé, Pierre Ndongo, Marc Mouri, Martin Mandouo, François Bokally, Antoine Nzouango et Augustin Biang, co-intéressés par le terrain d’Afan-Mabé sus-évoqué, ont déclaré, par requête du 22 novembre 1984 légalisée par le sous-préfet de Kribi, que ledit immeuble appartient en toute propriété à Monsieur Bokally Pierre seul, pour l’avoir occupé et exploité depuis sa naissance, qu’il n’est à leur connaissance grevé d’aucun droit ou charges réelles, et ont désisté à l’indivision».
Mais au cours du délai réglementaire de publicité, deux oppositions en date du 15 novembre 1968 et du 2 octobre 1979 ont été formulées par Henri Dimalet, chef de collectivité Bolongo, et Faustin Théodore Madjia, un Mabea de Dombé, village voisin d’Afan-Mabé.
Le 14 février 1984, rapporte Roger Mekounde, à l’issue du règlement d’un litige à la sous-préfecture de Kribi entre Pierre Bokally et Faustin Madjia sur «26 ha 63 a 73 ca à la demande d’immatriculation introduite le 23 décembre 1967 au lieu de 22 ha 52 a 54 ca comme porté sur le bordereau analytique du 18 avril 1986 », 4 ha sont attribués à Faustin Madjia dont l’ayant-droit vit sur une parcelle dudit terrain. Question: «Comment est-ce qu’on attribue 22 ha à M. Bokally qui, pourtant, s’en réclame depuis 1967 ? Où est l’opposition de M. Dimalet qui n’a pas été levée ?», s’interroge le chef traditionnel Roger Mekounde. Il faut retourner dans le bordereau analytique pour lire que les deux oppositions «ont été levées par mains levées d’opposition signées et légalisées en date des 8 août 1979 et 16 avril 1986». Et d’après notre enquête, Henri Dimalet, un Batanga, ne pouvait prétendre à une terre chez les Mabea.
Mise en valeur
Toujours est-il que le procès-verbal de bornage d’immatriculation clos et arrêté le 28 novembre 1977 par le géomètre assermenté Emmanuel Doo Soelle, a fait l’objet d’un avis de clôture de bornage publié au journal officiel n°17 du 15 septembre 1982, page 2342 et d’un rectificatif publié au journal officiel n°7 du 17 avril 1985 page 1309. «En conséquence du dépôt de cette demande, des plans et procès-verbal de bornage d’immatriculation, la procédure réglée par la loi aux fins de purge des droits réels existants a été close et l’immeuble sus-décrit immatriculé au Livre foncier du département de l’Océan, volume 5, Folio 158 sous n°984 au nom de Monsieur Bokally Pierre», écrit, le 18 avril 1986, le conservateur de la propriété foncière du Sud de l’époque, Roger Sinkam Siwé.
«Certes, il y a la copie du titre foncier, mais il n’y a pas les éléments qui l’accompagnent : le procès-verbal de mise en valeur», dénonce Roger Mekounde.Avant de conclure : «Il n’y a pas de preuve que ce titre foncier existe. C’est juste une demande d’immatriculation qui avait été introduite. Il n’y a pas eu de constat d’occupation du terrain (soit par des cultures, soit par des habitations) en milieu urbain bâti». Le maire de la commune de Kribi 2ème, Guy Emmanuel Sabikanda, qui a un intérêt dans cette affaire de par sa famille, balaie ces réserves d’un revers de la main en mettant en avant la loi foncière,notamment dans ces articulations d’avant le 5 août 1974.
Pour Yves Pascal Ntonga Nzambi, qui se présente comme un ayant-droit, «Afan Mabé appartient à la famille Bikwah qui a délégué sa gestion financière à Paul Nguiamba Botimbe, ancien directeur du Trésor. Quand on fait le titre foncier, on le sort au nom de Bokally Pierre, porte-parole de la famille Bikwah». A la mort de Pierre Bokally, le 3 novembre 1986 à Kribi, il laisse pour lui succéder : Mme veuve Bokally née Nzié Monique et M. Mana Saguiga Emmanuel, pasteur, domicilié et demeurant à Ngoé-Kribi.
Succession
Emmanuel Mana Saguiga, pasteur, né le 1er octobre 1950 à Bilolo, est le fils de Simon Saguiga et de Blondine Pougui. A la mort de Monique Nzié, la veuve de Pierre Bokally, le 24 décembre 1995 à Kribi, et suivant jugement N°007/PD/96-97 rendu le 11 octobre 1996 par le Tribunal de première instance (TPI) de Kribi, il se présente comme l’unique héritier de la succession de dame Bokally née Nzié Monique. Au terme du conseil de famille tenu le 30 mars 1996 au domicile de la défunte sis à Nzami par Kribi tel que mentionné dans la grosse du jugement, Mana Saguiga a été désigné administrateur des biens de la succession dont il sollicite que le Tribunal entérine les résolutions. On retrouve dans ce patrimoine un immeuble urbain bâti situé à Kribi, au lieu-dit Afan-Mabé, d’une superficie de 22 ha 52 à 54 ha objet du titre foncier n°984/O du département de l’Océan au nom de Pierre Bokally.
Le 8 avril 2009, au nom et pour le compte de son client, Me Pencrace Germain Bebga fait «une demande de mutation du titre foncier n°984/0 au profit de M. Mana Saguiga Emmanuel». Le courrier est adressé au conservateur de la propriété foncière du département de l’Océan. Le conseil juridique joint à la lettre le certificat de décès de Pierre Bokally et une copie de la grosse du jugement n°007/PD/96-97 rendu le 11 octobre 1996 par le TPI de Kribi. La transaction est effectuée moins de deux semaines plus tard. Le 21 avril 2009, le conservateur foncier mute le titre foncier n°984 entre Messieurs Bokally Pierre, propriétaire initial, et Mana Saguiga Emmanuel, propriétaire final. Georges Alfred Nlate affirme comme base et fondement de la mutation« le jugement du 11 octobre 1996 du TPI de Kribi dont le bénéficiaire a joint une copie-grosse dans son dossier, ensemble les déclarations de succession et certificat d’acquis de droit en date du 25 août 1998 à Kribi pour porter les modifications à la section IV (Mutations-Aliénations totales) tant du Livre foncier au Volume 5 et Folio 158 que du duplicata du titre foncier n°984 du département de l’Océan au profit de Mana Saguiga Emmanuel », peut-on lire dans le Bordereau analytique du Livret foncier du département de l’Océan en date du 21 avril 2009. C’est au regard dudit document et «au vu actuel des archives de [son] service et conformément aux informations contenues dans le Livre foncier» que quatre ans plus tard, le conservateur en fonction, l’administrateur civil Geraud Bienvenu Mvoé délivre, le 30 décembre 2013, à Emmanuel Mana Saguiga un certificat de propriété de l’immeuble urbain bâti à Kribi au lieu-dit Afan-Mabé, d’une superficie initiale de 22 ha 52 a 54 ca théorique restante de 22 ha 40 a 29 ca, immatriculé au Livre Foncier du département de l’Océan suivant les références sus-évoquées.
Irrégularités
D’aucuns estiment cependant que les différentes procédures judiciaires et démarches administratives entreprises par Emmanuel Mana Saguiga pour le désigner comme héritier et propriétaire du terrain d’Afan-Mabé sont entachées de nombreuses irrégularités. Roger Mekounde cite tout d’abord « le jugement d’hérédité n°007/ADD/96-97 du 11 octobre 1996 du TPI de Kribi brandi par M. Mana ». Il fait remarquer que le jugement de la Chambre civile de droit traditionnel auquel fait allusion M. Mana correspond à une affaire de «rupture abusive de fiançailles [et] garde d’enfant opposant Mme Kouwas Mispa à Ebene Nti Beauregard». En outre, poursuit M. Mekounde, «le jugement de cette affaire a bel et bien été établi, mais le document n’est pas signé. On a collé la signature d’un greffier qui en fait un faux».
Yves Pascal Ntonga Nzambi va plus loin : «Mana est un enfant naturel». S’il reconnait que le pasteur «est le fils unique de Pierre Bokally», il soutient que«sa légitimité n’a pas été établie. Son père avait entrepris des démarches administratives pour le reconnaître mais il est décédé avant que celles-ci n’aient abouti. On ne sait par quel truchement il obtient le jugement d’hérédité et autres actes dans l’optique de s’accaparer d’Afan-Mabé». Le chef traditionnel enfonce le clou : « Dans sa demande de mutation du titre foncier de Pierre Bokally, M. Mana a produit un certificat de décès de Mme Bokally, la veuve de son père, avec une signature scannée. Cette dernière a laissé un enfant [une fille née hors mariage, le 3 octobre 1958, ndlr] qui a dénoncé le document en question». En effet, l’acte de décès dénoncé avait été établi à Lokoundje, où le premier adjoint au maire, Paulette Namboua, a délivré le 4 février 2016, «un certificat de non existence de souche d’acte de décès»référencé sous le numéro 19 au centre d’état civil principal de la commune de Lokoundje, à Fifinda, une commune située à une trentaine de kilomètres de Kribi sur l’a route d’Edéa. «Preuve que le document brandi par M. Mana est un faux», réplique M. Mekounde. Par ailleurs, dans le plan de découpage du titre foncier 984/O présenté par M. Mana et visé des principaux responsables locaux du Cadastre, de l’Urbanisme et de la mairie courant juillet 2012, on voit bien que le terrain est traversé par la haute tension. Ce qui fait dire à M. Mekoundé qu’au préalable, on aurait dû «faire des morcellements car aucun titre foncier n’est traversé par la route et encore moins par la haute tension». S’il ne cache pas son antipathie envers Roger Mekoundé, M. Ntonga Nzambi corrobore néanmoins les accusations du chef traditionnel quant aux suspicions de faux entachant le jugement d’hérédité dont a fait usage Emmanuel Mana Saguiga pour obtenir la mutation du titre foncier de Pierre Bokally en sa faveur : «Il n’y a jamais eu de conseil de famille pour décider du jugement d’hérédité afin d’ouvrir la succession de Pierre Bokally».Des déclarations que dément Jonas Bokally, ayant-droit d’Afan-Mabédont le nom figure sur les procès-verbaux de conseil de famille Bikwah deNzami du 14 mars 1993 et du 30 mars1996 que nous présente Emmanuel Mana. Le premiers’est tenu en présence du chef du groupement Mabéa-Nord, le Prince Mingwuli Adolphe, du chef du village Ngoua Gaston et de sept membres de la famille dont Mme Nguiamba née Gwambo Flora, sœur aînée du défunt Pierre Bokally ; ainsi que le fils aîné de cette dernière : Bienvenu Ndongo, qui a assisté également au second conseil de famille, qui ont tous donné «le droit d’héritage de feu Bokally au révérend pasteur Mana Saguiga Emmanuel».
Le cas de l’Eglise adventiste
La Fédération Centre et Sud Cameroun des Eglises Adventistes du 7e jour, communauté d’Afan-Mabé, en procès contre le Pasteur, a introduit auprès du Tribunal administratif du Sud un recours en annulation des titres fonciers 984/O et 6461/O (morcellement) et demande une indemnisation pour préjudice subi. Elle estime dans son mémoire du 19/01/2015 que le titre foncier 984/O dit du 18 avril 1986 est fondé sur des « fraudes du bénéficiaires et fautes de l’administration » en cours de procédure d’immatriculation, bornage à répétitions sur les mêmes parcelles par la même administration. Elle en veut pour preuve «la demande d’immatriculation faite le 23/12/1967 par une collectivité, mais le titre foncier sort au seul nom de Bokally Pierre comme propriétaire». Ce dernier est décédé, estime la Fédération, «sans avoir eu connaissance de l’existence de ce titre foncier pourtant à son profit. En témoigne les ventes de gré à gré à des prix dérisoires effectuées par Bokally en personne jusqu’en septembre 1986 et même par Emmanuel Mana Saguiga jusqu’en 2012». Par ailleurs, «plusieurs commissions consultatives départementales sont descendues sur ce terrain et abouti à la délivrance par l’Etat du Cameroun de plusieurs titres fonciers distincts sur ce même espace de 22 ha 52 a 54 ca».
Tout part d’un litige foncier opposant l’Eglise adventiste au pasteur Emmanuel Mana Saguiga. Le pasteur à la retraite Gabriel Ndjangwa vend la devanture de ladite église à Emmanuel Mana contre la somme de 4 millions de FCFA. Ce dernier revend cet espace à la quincaillerie Quifeurou contre la somme de 100 millions de FCFA. Son promoteur y érige un bâtiment. Ce, malgré l’arrêt des travaux ordonné par le tribunal, saisi par l’Eglise adventiste. D’après Roger Mekounde, ce terrain est la propriété de l’Eglise adventiste, acquise auprès de Pierre Bokally contre document. Mais le protocole d’accord du 14 mars 2012 fait état de tout autre chose. Il y est mentionné que Gabriel Ndjangwa avait érigé une case en matériaux provisoires «sans autorisation préalable» sur le terrain du pasteur Mana. «Voulant exploiter son terrain, le Révérend pasteur a demandé à Gabriel Ndjangwa de vider les lieux et de faire place nette en supprimant ses constructions». Après rapprochement, les deux parties ont convenu en l’article 2 du protocole d’accord sus-évoqué de ce qu’«en contrepartie de l’acceptation de cette démolition, le révérend pasteur Mana Saguiga accepte donner à Gabriel Ndjangwa en guise de bonne séparation la somme de 4 millions de FCFA». La Fédération a porté l’affaire devant la justice.
Enquête menée par Bernard Bangda / VivAfrik