En Afrique, des animaux en voie de disparition sont la cible de chasseurs toujours plus armés, voire de terroristes. Serge Lopez forme pour une ONG les rangers des parcs afin de répondre aux attaques, rapporte Libération dans sa livraison d’avant hier.
C’est une histoire de mafia chinoise, de terrorisme et de rhinocéros. Serge Lopez la raconte, droit devant son assiette, dans un bistrot parisien, avec sa tête de dur à cuire, ses 55 ans et son accent du Sud. Il est le cofondateur et le président de l’ONG Wildlife Angel, lancée en juin 2015, qui veut sauver, à sa manière très particulière, les rhinocéros et les éléphants d’Afrique, cibles de menaces inédites. Car les pachydermes ne sont plus seulement les proies du braconnage traditionnel ou de subsistance. La mafia chinoise et les groupes terroristes, autrement plus dévastateurs, ont fait irruption dans la brousse.
Les Chinois ? Depuis le début des années 2000, ils ont débarqué en masse sur le continent pour, entre autres, y construire des routes et y couper du bois précieux. Mais depuis leur arrivée, le braconnage explose. L’ivoire file en Asie et dans les pays du Golfe pour décorer le salon des nouveaux riches. La corne de rhinocéros sert de béquille symbolique au mâle asiatique en panne de libido. Serge Lopez grimace : «On parle de médecine traditionnelle chinoise. C’est faux, ce sont les Occidentaux qui ont lancé cette rumeur de corne aphrodisiaque.» La mafia vietnamienne n’est pas en reste. Pour faire flamber le prix de la corne, elle a colporté la fable d’un remède miracle contre le cancer. «Une grande partie de la population y croit… Et dans certaines catégories socioprofessionnelles, CSP+++, ça fait « bien » d’en consommer.»
Il faut comprendre les mafieux : le trafic d’espèces sauvages est le plus lucratif au monde après celui de la drogue et des armes. Il pèse près de 20 milliards d’euros par an. Le kilo de corne de rhinocéros se négocie entre 50 000 et 70 000 dollars (45 000 et 65 000 euros). «C’est beaucoup plus que l’or. Et même que la cocaïne, qui tourne autour de 20 000 à 30 000 dollars», selon Serge Lopez. Quant à l’ivoire, il s’écoule à 7 000 dollars le kilo sur le marché noir asiatique.
Chasseur à l’arc et chef d’entreprise
Du coup, d’autres joyeux drilles se sont lancés dans le braconnage : les terroristes. Eux ont trouvé dans ce trafic un mode de financement extraordinairement rentable et peu risqué. Ils sévissent en Afrique de l’Est, du Centre et de l’Ouest. Il y a les chrétiens de la Lord Resistance Army de l’Ougandais Joseph Kony. «Avec ses troupes, dont 80 % d’enfants soldats, il a écumé le parc de Garamba, dans le nord de la république démocratique du Congo, massacré les éléphants et tué des rangers pour livrer l’ivoire à des intermédiaires au Soudan en échange d’armes», dit Serge Lopez. Les shebab, eux, pillent le Kenya ou la Tanzanie. Il y a quelques années, ces milices jihadistes de Somalie vivaient de piraterie maritime dans le golfe d’Aden. Mais les compagnies se défendent désormais. Ils se sont donc rabattus sur un trafic bien plus simple. Les islamistes nigérians de Boko Haram participent aussi au festin. Ils infiltrent le parc du W, à cheval sur le Niger, le Burkina Faso et le Bénin, la zone d’Afrique de l’Ouest la plus riche en faune sauvage. Le Quai d’Orsay vient de classer le parc en «zone rouge». Et l’Etat islamique ? «Rien n’est établi, mais c’est ma grande crainte, ils sont déjà en Libye. Quant aux janjawid du Soudan, j’ai vu leur trafic de mes yeux», avance Lopez.
La prolifération des chasseurs conduit à l’éradication des proies. En Afrique, 400 000 éléphants subsistent. Les braconniers en tuent 35 000 par an. Un toutes les quinze minutes. Et quatre rhinocéros sont massacrés chaque jour, 1 500 par an. Sur une population de 13 000 à 15 000 têtes, incapable de se renouveler à ce rythme, d’autant que les gestations sont longues. «L’espèce sera éteinte dans dix à quinze ans. C’est mathématique.»
C’est mathématique, sauf si Serge Lopez contribue, avec d’autres, à changer les termes de l’équation. Comme un simple regard a changé un jour sa vie à lui. L’homme a le cuir épais : ethnologue de formation, il a été militaire, chef d’entreprise, chasseur à l’arc auprès des Bushmen et des Pygmées, guide de brousse, garde du corps d’hommes d’affaires en zone sensible… Un homme d’armes qui aime la liberté, l’Afrique, l’aventure. C’est lors d’une mission antibraconnage qu’il a vu des janjawid. Du haut d’une colline en Centrafrique, il repère une colonne d’une trentaine d’hommes avec un lance-roquettes russe juché sur un dromadaire et des pointes d’ivoire qui dépassent des sacs. «Leur façon de se déplacer, très prudente, organisée, était celle de militaires ou de paramilitaires. Les braconniers du coin ne fonctionnent pas comme ça.» En 2012, ces mêmes janjawid ont massacré plus de 200 éléphants en quelques jours dans le parc national camerounais de Boubandjida.
L’antibraconnage, un métier
C’est aussi lors d’une de ses virées en brousse que Lopez croise le regard qui a changé sa vie. «C’était il y a quatre ans. Je me suis retrouvé nez à nez avec un rhinocéros qui gisait dans une mare de sang, les deux cornes coupées à la tronçonneuse. Il n’était pas encore mort. Quand je me suis approché, il m’a regardé. C’était un regard profond, comme celui d’un grand singe. Cela m’a beaucoup perturbé.» Serge raconte cette anecdote fondatrice avec le sérieux de celui qui est en mission :«Finalement, j’ai décidé de me consacrer à la protection de ces animaux plutôt qu’à celles de gens qui n’en valent pas forcément la peine.»Depuis six mois, Lopez a plaqué ses riches clients russes ou saoudiens, vit sur ses économies et se consacre entièrement à Wildlife Angel. Basée à Strasbourg, l’ONG compte une dizaine de bénévoles, dont un ethologue, et son vice-président n’est autre que Jean-Marc Gancille, cofondateur de Darwin Eco-Système à Bordeaux (lire Libération du 1er avril 2014 ). Comme les trois vétérans qui vont sur le terrain avec lui, Serge ne protège pas seulement les bêtes avec des discours : il forme militairement les rangers des parcs africains, sur place.
Car face au braconnage mafieux ou terroriste, ces derniers sont désarmés. Pas équipés, pas formés, pas entraînés, pas organisés. «Dans les parcs, ils prennent des villageois, leur donnent un petit uniforme, un bâton, parfois un vieux fusil pourri, et « vas-y, défends les animaux ». Cela suffisait face à un petit gars venu poser un piège. Aujourd’hui, les rangers se retrouvent face à des types très bien payés et armés qui ont été engagés par des mafias. Ou, pire, face aux terroristes eux-mêmes.»
L’antibraconnage est un métier. Pour Lopez, il exige d’avoir des compétences militaires et de connaître les animaux, leur comportement, leurs déplacements. «Un militaire, vous lui dites « tu vois là, il y a des méchants, il faut que tu fasses une embuscade ». Il se positionne pour les embusquer, c’est facile. Mais si vous dites « là, il y a une mare avec des éléphants qui viennent boire, les braconniers vont se positionner pour les embusquer et nous, on va se positionner pour embusquer les braconniers », c’est beaucoup plus compliqué. L’éléphant, quand il entend des coups de feu, est incapable de se dire « ah mais c’est Sergio, c’est un gentil. » Il va nous défoncer, comme les braconniers.» Le Botswana est le seul pays d’Afrique qui défend ses animaux, donc son tourisme de luxe, avec une armée formée à l’antibraconnage. «On n’y a déploré aucun rhinocéros abattu l’an dernier. Seulement quelques éléphants. Mais eux, ils tirent à vue. Le Président est assez extrémiste, il dit : « Je me fous des conventions internationales, ils viennent tuer notre patrimoine, on les dégomme. »»
Serge, lui, ne se vit pas en chasseur de braconniers. «On forme les troupes à protéger les animaux, c’est différent.» Comme l’été dernier en Namibie, dans des parcs privés. Les rangers étaient ravis, d’autant que les services de Wildlife Angel sont gratuits, contrairement à ceux de sociétés privées sud-africaines. «Dans nos formations, on ne dit pas « vous allez tuer les braconniers », surtout pas. Le premier de nos engagements, c’est d’imposer aux équipes le plus profond respect des droits de l’homme, y compris ceux des braconniers.» Et que feront les gars qu’il a formés face à des types équipés de RPG et de kalachnikov ?«Là, je vous parle du braconnage mafieux en Namibie. Face à Boko Haram, je changerais peut-être de discours.» En attendant, beaucoup d’anciens militaires contactent déjà Serge Lopez. «Rien que sur leur discours, j’en trie un nombre considérable : ils veulent buter du braconnier, les animaux ne sont qu’un prétexte. Pour moi, c’est inacceptable.»
«On ne gagne pas d’argent, au contraire»
Le sauveur de rhinos compte repartir en Namibie en avril et y former les rangers des parcs nationaux. «Mais il nous faut l’autorisation du gouvernement», soupire-t-il. Il est aussi en contact avec les autorités béninoises et nigériennes, pour obtenir le droit d’entrer dans le parc du W. «Ils ont peur que je me fasse kidnapper. C’est risqué, mais si à chaque fois que Boko Haram arrive quelque part, tout le monde se retire, que va-t-il se passer ?» Sa plus grande crainte ? Passer pour un mercenaire qui vient tuer et faire de l’argent. «On ne gagne pas d’argent, au contraire, on en perd, et surtout, on ne tue personne !» Pour vaincre les réticences, Wildlife Angel lance une pétition demandant au gouvernement français «d’intervenir auprès des pays concernés pour renforcer la traque impitoyable des écomafias et permettre aux ONG opérationnelles de soutenir leurs actions contre le braconnage.»
Quatre «justiciers de la brousse» qui font de la formation face à des braconniers surarmés, le combat n’est-il pas perdu d’avance ? «Vous connaissez Pierre Rabhi et sa légende du colibri ? C’est ça, je fais ma part. Et l’objectif n’est pas d’en avoir quatre, de colibris. C’est de faire des émules. Demain, les grosses ONG comme le WWF pourront acheter des compétences et dire « on prend dix anciens militaires formés en Afrique, et on y va. »» Serge Lopez prend congé, toujours calme et déterminé. En le regardant partir, on lui trouve des airs du Morel de Gary dans les Racines du ciel.