Le travail forcé, ou l’esclavage moderne, est encore une réalité aujourd’hui. Il concerne même 21 millions de personnes dans le monde et génère 150 milliards de profits illicites, selon l’Organisation internationale du Travail (OIT). Il y a deux ans, celle-ci a donc adopté un nouveau protocole pour lutter plus efficacement contre ce fléau. Il devrait entrer en vigueur cette année et la question devrait également être à l’ordre du jour de la Conférence internationale du Travail, en juin prochain, rapporte novethic.fr.
A 14 ans, Henriette Siliadin (1) a vu sa vie basculer. C’était il y a 20 ans. Mais, à la tribune du colloque sur le travail forcé auquel elle participe en décembre 2015, son émotion resurgit. En 1994, cette jeune Togolaise est emmenée en France par une femme, « Simone », une amie de son père, pour « étudier et travailler ». Elle n’en aura pas la possibilité au cours des 5 années pendant lesquelles elle restera séquestrée.
Ces 5 années, Henriette va les passer à travailler pour la famille d’un grand éditeur parisien, puis pour une autre famille, à laquelle elle a été « revendue ». « Sans toucher un seul centime, sans sortir de la maison si ce n’est pour aller chercher les enfants qu[‘elle] gardait, en couchant à même le sol, sans voir le médecin, ni pouvoir retourner dans [sa] famille », puisque son passeport lui a été confisqué.
Après des années de ce traitement, Henriette a pu mettre un mot sur ce qu’elle avait vécu. Il s’agissait de travail forcé, une forme dite « moderne » de l’esclavage. Henriette Siliadin a même été la première à porter plainte contre ses geôliers et un arrêt célèbre porte son nom. Pourtant, dans les années 2000, la condamnation de la famille qui l’employait par les Prud’hommes ne pouvait être que symbolique et s’est limitée au paiement de dommages et intérêts. Les textes juridiques adaptés manquaient alors cruellement.
Le courage d’Henriette (la plupart des victimes n’osent pas porter plainte, encore aujourd’hui) aura sans doute contribué à améliorer le sort de centaines et peut-être bientôt de millions de personnes. Car aujourd’hui, la lutte contre le travail forcé est devenue une priorité de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Et cela devrait essaimer dans de nombreux pays à travers le monde.
21 millions de victimes, 150 milliards de dollars de profits
De fait, le phénomène est mondial. Et massif. Et en croissance constante. Selon l’OIT, ce sont aujourd’hui 21 millions de personnes – des hommes, des femmes, mais aussi des enfants -, en particulier des migrants (44%), qui sont victimes de travail forcé dans le monde (des chiffres qui datent de 2012 et qui devraient être affinés en 2016).
Un drame humain qui a aussi un impact économique : en 2014, un rapport de l’OIT intitulé « Profits et pauvreté : l’économie du travail forcé » estime que le travail forcé génère chaque année 150 milliards de dollars de profits illicites. 99 milliards, proviennent de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, tandis que les 51 milliards restants résultent de la traite à des fins d’exploitation économique.
La répartition est même précise : 34 milliards de dollars sont générés dans la construction, le secteur manufacturé, les mines et les services d’utilité publique, 9 milliards sont créés dans l’agriculture, y compris la foresterie et la pêche, et 8 milliards sont économisés par des ménages privés, qui ne rémunèrent pas ou sous-paient les travailleurs domestiques employés sous la contrainte.
Un fléau mondial
Tous les pays sont concernés. De nombreux rapports documentent par exemple le cas du secteur de la construction dans les pays du Golfe et notamment le Qatar, dans le cadre de la Coupe du monde de football de 2022, ou celui de la pêche en Thaïlande, mais les pays occidentaux sont loin d’être épargnés.
Le géant suisse Nestlé est par exemple visé par deux plaintes collectives (class action) aux Etats-Unis (pays qui n’a cependant pas ratifié la convention n°29 de l’OIT, mais où des Etats fédérés comme la Californie disposent de lois spécifiques): l’une pour tolérer le recours au travail forcé chez l’un de ses fournisseurs thaïlandais qui l’approvisionne en crevettes et l’autre pour sa responsabilité dans le recours au travail des enfants dans des plantations de Cacao en Afrique de l’Ouest. Dans ce dernier cas, deux de ses concurrents sont également visés : Mars et Hershey.
C’est pour lutter plus efficacement contre ce phénomène qui s’amplifie, que l’OIT a adopté, en 2014, un nouveau protocole (le dernier, la convention n°29 sur le travail forcé, date en effet de 1930) contre les formes modernes du travail forcé.
Les entreprises sommées de contrôler leur chaîne d’approvisionnement
Contraignant, le protocole renforce le cadre juridique international en créant de nouvelles obligations pour les secteurs public et privé. Notamment avec le concept anglo-saxon de diligence raisonnable, qui vise à ce que les acteurs se prémunissent eux-mêmes contre tout élément négatif d’une opération pouvant être évitée. En l’espèce, pour prévenir le travail forcé.
Avec le protocole, les États devront protéger les victimes, leur donner accès à la justice et à des indemnisations et sanctionner les auteurs de travail forcé. Il agit « du côté de l’offre, c’est-à-dire de la protection des victimes, mais aussi du côté de la demande, c’est-à-dire au niveau des intérêts économiques », souligne Beate Andrees, cheffe du service des Principes et droits fondamentaux au Travail de l’OIT.
Le protocole exige notamment des gouvernements qu’ils prennent des mesures en vue de mieux protéger les travailleurs, en particulier les migrants, de lutter contre les pratiques de recrutement frauduleuses et abusives et la traite des personnes à des fins de travail forcé. Il met aussi l’accent sur le rôle des employeurs – publics et privés – et des travailleurs qui doivent prendre les mesures nécessaires pour identifier, libérer et protéger les victimes. Les multinationales sont ainsi « tenues d’exercer une diligence raisonnable (ou devoir de vigilance) qui les oblige à prévenir l’esclavage moderne de leurs chaînes d’approvisionnement », souligne Yves Verier, vice-président travailleur de la Commission de la Conférence internationale sur le travail forcé.
Une question d’éthique et d’intérêt commercial
Pour Garance Pineau, membre employeur (Medef) du Conseil d’administration du Bureau international du Travail (BIT, le secrétariat permanent de l’OIT), ce protocole s’inscrit dans la lignée de la « progression des attentes sur le contrôle que les entreprises exercent sur leur chaîne d’approvisionnement, dans un contexte de multiplication et de complexification de la chaîne de valeur ».
De fait, le sujet est sur la table en France avec la loi sur le devoir de vigilance (rejetée par le Sénat, mais qui doit repasser à l’Assemblée nationale), aux Nations Unies, où un traité international sur les entreprises et les droits humains est en discussion, mais aussi en Europe, où le sujet a été classé parmi les priorités de la présidence néerlandaise (janvier-juillet 2016).
« Pour les entreprises et pour les acheteurs internationaux, il est important de soutenir l’abolition totale du travail forcé pour d’évidentes raisons éthiques. Mais également par intérêt commercial », souligne Garance Pineau. Car « demain, en fonction de l’évolution des initiatives en cours, elles pourraient être tenues pour pénalement responsables des agissements de leurs fournisseurs dans toute la chaîne d’approvisionnement ». Sans compter que « l’élimination du travail forcé contribue à l’établissement d’une concurrence équitable entre les entreprises », rappelle-t-elle.
La lutte s’organise
Dans ce contexte, « le protocole définit un cadre qui peut contribuer à lutter efficacement contre le travail forcé », assure Garance Pineau. Même si, ajoute-t-elle, les entreprises multiplient elles-mêmes les mesures pour prévenir de tels actes, en mettant notamment en place des volets fournisseurs qui incluent la lutte contre le travail forcé dans les accords cadres internationaux, comme celui conclu récemment entre H&M et IndustriAll.
Le protocole a pour le moment été ratifié par deux pays – le Niger et la Norvège – ce qui lui permet d’entrer en vigueur cette année, le 9 novembre. Dans la mesure où le protocole complète une convention fondamentale de l’OIT, les États qui en sont membres vont devoir se soumettre au contrôle de l’organisation.
Tous les 3 ans, les États qui ont ratifié le protocole devront produire un rapport sur les mesures prises pour le mettre en œuvre. Ceux qui ne le ratifieraient pas (il faut savoir que la Chine et les Etats-Unis n’ont pas ratifié celui de 1930) devront quoi qu’il arrive participer au processus annuel d’examen prévu dans le cadre de la Déclaration de 1998 sur les principes et droits fondamentaux au travail.
Depuis l’an dernier, une campagne, « 50 For Freedom » entend mobiliser la société civile et les différents États du monde pour obtenir 50 ratifications d’ici 2018 – date du 20ème anniversaire de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail – dans la perspective d’une ratification universelle.
(1) Les propos des différents interlocuteurs de cet article ont été recueillis lors du colloque du 17 décembre 2015 sur « La mobilisation mondiale contre l’esclavage moderne », au Sénat.